Merci
A peine la porte s'était-elle refermée qu'elle se rouvrit sur le groupe d'indigènes qui les avait accueillis et que les autres qualifiaient de « hiérarques ». Tous affichaient l'air préoccupé.
« Pardonnez cette intrusion, dit celui qui depuis le début semblait être leur chef, mais nous n'avons pu nous empêcher d'écouter votre conversation avec les blanchisseurs. Il se trouve que ces notions de « ville » et de « guerre » dont vous parliez sont bien présentes dans les textes évoquant le Cataclysme. Nous interprétons la première comme un agglomérat primitif de communautés. Quant à la « guerre », il s'agirait d'une épidémie de maladie mentale amenant les patients à provoquer un maximum de destruction autour d'eux par tous les moyens disponibles. Si vous êtes bien des... gens du passé comme vous l'affirmez, avez-vous été confrontés à de telles choses autrefois ? Il nous serait utile de vous entendre les relater. »
« Si nous y avons été confrontés ? s'exclama Murville. Oh, oui, je puis vous affirmer que je suis un homme de guerre et que j'ai tué beaucoup de monde ! »
Herminoire lui coupa la parole en le foudroyant du regard :
« A notre époque, la surface de la Terre était belle et bien couverte de villes mais je suppose que mille ans d'érosion en ont fait disparaître les traces... ou bien que vos drones ne sont pas en mesure de les distinguer puisque la science, par définition, ne voit que ce qu'elle croit connaître. Du reste, les villes ne vous sembleraient exotiques que par leur ampleur car, comme vous l'avez dit vous-mêmes, il ne s'agit que de communautés humaines sédentaires. La guerre, en revanche... Eh bien, je doute de pouvoir vous la décrire. Imaginez une bagarre qui se développerait à une échelle généralisée. »
Le regard perdu des indigènes laissa entendre que le concept dépassait leur imagination.
« Euh... Qu'appelez-vous une bagarre ? »
, demanda soudain une femme relativement jeune.
« N'y a-t-il donc jamais de violence dans votre communauté ? »
questionna Esther impressionnée.
« Ces gens vivent dans un monde où le pouvoir des dominants n'est jamais remis en question, intervint Olympe, aussi n'y a-t-il aucune raison pour que des bagarres éclatent ! Je l'ai toujours su : c'est bien la preuve que la monarchie est supérieure à tous les autres systèmes politiques ! »
« Complétement absurde, rétorqua La Fare. La France, la Grande-Bretagne, l'Edelstadt et la Prusse étaient des monarchies en 1874 et on a vu quelle Grande Guerre ça a donné ! »
« La Grande Guerre, est-ce ainsi que l'on appelait le Cataclysme à votre époque ? »
, demanda un autre hiérarque qui avait suivi cet échange avec un intérêt.
« Non, fit Herminoire, cette Grande Guerre n'a été que la répétition d'une seconde, encore plus terrible, qui a bel et bien détruit le monde. Nous ignorons à quelle date exacte cette seconde guerre mondiale s'est produite mais nous pensons qu'elle a eu lieu au milieu du XXe siècle. Ce qui signifie que les sept que vous voyez ici sommes tous nés quelque part vers moins 100 avant votre ère. »
« Si on m'avait dit un jour que j'atteindrais l'age de 1000 ans ! »
ricana Boum.
« Ne le prenez pas mal, déclara doucement le chef des hiérarques, mais nous ne parvenons pas à vous croire. Nous ne vous accusons pas de mentir car vous semblez tous sincères, et vous êtes effectivement des humains différents de nous ne serait-ce que par ces poils qui couvrent vos têtes à l'instar de celles des animaux de boucherie. Mais ce que vous affirmez paraît tellement... inconcevable. »
« Nous le comprenons, répondit Herminoire, nous-mêmes aurions du mal à vous croire si les positions étaient inversées. Mais regardez cette grosse boite que je portais sur le dos quand votre drone nous a trouvés : il s'agit de ma machine à voyager dans le temps. J'espère qu'elle fonctionne encore car, si c'est le cas, nous pourrons vous montrer que nous ne sommes pas des affabulateurs. Que diriez-vous de revenir à l'époque pré-cataclysmique et d'y passer quelques heures avec nous ? »
« Peut-être pourrons-nous même empêcher le Cataclysme ! »
ajouta le comte avec enthousiasme.
A ces mots, les hiérarques se figèrent.
« Vous auriez donc le pouvoir de modifier le passé ? »
s'écria l'un d'entre eux, visiblement inquiet.
« Disons plutôt le pouvoir de l'améliorer ! Ainsi, vos ancêtres n'auraient pas à aller se terrer sous la mer. Ils conserveraient la possibilité de vivre à la surface, de goûter la caresse du vent, le soleil... »
Il se tut car le professeur Herminoire lui faisait de grands gestes. Mais il était trop tard.
« Si vous empêchez le Cataclysme, quelle chance aurons-nous d'exister en l'an 912 ? s'exclama un autre hiérarque. Faire cela reviendrait à nous faire mourir tous ! Ce serait une folie ! »
« Du calme, intervint le professeur. Il ne s'agissait que d'une idée dont Monsieur le Comte usait à titre d'exemple. Avoir un pouvoir n'a jamais contraint personne à l'exercer, n'est-ce pas ? »
Ni ses paroles ni son sourire enjôleur n'eurent cependant l'effet escompté sur les hiérarques.
« Et puis si nous voulions vous tuer, crut bon d'ajouter Boum en désignant du doigt son fusil appuyé contre la banquette où il était toujours vautré, nous aurions juste à utiliser nos armes ».
« Ainsi, c'est ça, une « arme » ? C'est avec ces bâtons qu'on perpètre la « guerre » ? »
demanda une femme en tendant la main vers le fusil. Ses gestes, nota Murville, évoquaient ceux d'une somnambule.
« Vous parlez d'un bâton ! »
ricana Boum en la regardant faire sans réagir.
Herminoire lança un cri d'alerte mais il était trop tard : la femme s'emparait déjà de l'arme en l'empoignant par le canon. Boum la ceintura aussitôt mais ne put l'empêcher de lancer l'engin à un autre hiérarque si bien que, furieux, il lui fit une clef de bras qui la contraignit à tomber à genoux. Puis il continua de lui tordre le bras jusqu'à ce qu'il entende craquer les ligaments du coude. La femme poussa un hurlement de démente qui ricocha contre les murs de la salle et s'évanouit de douleur.
« Arrêtez ! Ne faites pas de bêtise! »
cria Herminoire épouvanté alors que les autres steam-marines s'emparaient déjà de leurs propres fusils d'assaut, prêts à tirer sur le hiérarque armé.
« Votre machine doit être détruite ! »
hurla ce dernier en passant à l'attaque.
Herminoire tenta de s'interposer mais dut faire un pas de côté pour éviter le coup de son interlocuteur, qui assena de toutes ses forces la crosse du fusil de Boum sur la machine temporelle. L'impact fit partir le coup, si bien qu'une courte rafale cribla soudain l'abdomen du hiérarque. Il mourut en affichant sur son visage l'air le plus ahuri que Murville ait jamais vu, tandis que ses camarades se ruaient vers la porte avec des glapissements de terreur pure.
« Ne tirez pas ! »
, cria Murville à ses hommes qui épaulaient en direction des fuyards.
« Mon Dieu, qu'avons-nous fait là ! »
, s'exclama le professeur en regardant tour à tour l'homme mort, la femme évanouie, sa machine endommagée et la porte qui se refermait sur la salle.
A suivre