La fin de cette aventure avait mis les nerfs de chacun à rude épreuve, et ceux d'Antoine n'échappaient pas à la règle.
Sa mission s'achevait à présent : plus que le dirigeable convoité par Léopold II, l'Oeil d'Horus était un bien unique qui pourrait rendre désormais la petite Belgique la nation la plus puissante d'Europe... voire même de l'Univers !
Fortement impliqué dans la remise en état du dirigeable, grâce à ses connaissances en mécanique et en électromagnétisme, le soi-disant reporter pouvait sans trop de mal subtiliser l'engin. Les réparations effectuées sur la moto volante de Fergusson lui permettraient de s'échapper facilement, avant même que la Fée ne soit opérationnelle...
Plus rien ne le retenait désormais...
Cependant, il hésitait...
Plus d'une fois, sa petite voix intérieure lui avait sauvé la mise, mais également rappelé combien le métier d'espion pouvait se révéler cruel : l'on n'y trouvait pas de place pour les sentiments... Or, bien qu'ayant côtoyé les pires crapules, et souvent avoir du assister à la mort d'innocents, lorsqu'il n'était pas lui-même indirectement responsable de celle-ci, Antoine Jolivet gardait au fond de lui une indéfectible humanité.
Aussi, un matin, très tôt, alors que chacun s'affairait à sa toilette ou à se lester d'un copieux petit-déjeuner, le Belge, vêtu de sa tenue la plus recherchée, une jaquette grise sur gilet de soie rebrodé de fils de cuivre, chaussé de souliers guêtrés de jaune assortis à sa pochette et à sa bouffante Ascott, coiffé d'un élégant haut-de-forme gris, se faufila dans les coursive sans être aperçu de quiconque.
Arrivé devant la cabine de Lady Chapillon, il écouta brièvement, puis sorti sa fine trousse à outil et, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, se retrouva dans la cabine, ou plutôt le bureau, dont il referma soigneusement la porte.
Des dossiers soigneusement empilés, les plans des travaux en cours sur la Fée, des livres comptables s'alignaient avec ordre sur les tables et recouvraient un magnifique meuble en merisier...
« Le bureau d'Ensor ! Décidément, ce n'est pas facile ! »Il avisa le coffre-fort, dont la combinaison, il le savait, ne lui résisterait pas une minute et demie...
Mais il n'y toucha pas.
Le fauteuil de la Capitaine, faisant face à la porte, lui tendait les bras... Il le contourna, déplaça une chaise et s'y assit, de façon à n'être pas vu tout de suite de la Maîtresse des lieux.
Justement, des pas nets et vigoureux claquaient rapidement... La clé tourna dans la serrure et Lady Célia Chapillon entra, avec sa vivacité coutumière. Pourtant, à peine la porte refermée, ses épaules s'affaissèrent et un profond soupir s'échappa de ses lèvres. Cette femme énergique, cette intrépide aventurière meneuse d'hommes, par moments, doutait de sa force, se sentait dépassée par l'ampleur de sa tâche... Elle se ressaisit, se retourna...
... Et manqua s'étrangler lorsqu'elle aperçut l'individu assis, très droit, dans le coin de la cabine.
« Mais... Monsieur Jolivet ! Que faites-vous ici ? Comment êtes vous entré ? Sortez immédiatement ou j'appelle la garde ! Jamais je ne me serais attendue... »Antoine se leva lentement, ôtant son chapeau, et fit un geste d'apaisement accompagné d'un sourire.
« Vous auriez, Madame, tous les droits de faire jeter aux fers un homme s'introduisant chez vous par effraction. Cependant, permettez-moi de vous livrer les explications que je vous dois. »Il lui indiquait avec déférence le fauteuil d'acajou capitonné de velours d'un rouge profond, mais la Capitaine se contenta de rester debout, s'appuyant au dossier, comme un rempart dressé entre elle et son interlocuteur.
« Madame, j'ai quelques aveux à vous faire... Tout d'abord, mais de cela, je pense, vous vous doutiez, je ne suis pas journaliste... Ou du moins, cela n'est pas ma profession première.
Les grands de ce monde utilisent de plus en plus de ces hommes de l'ombre que l'on nomme, suivant qu'ils soient amis ou ennemis, « agents secrets » ou « espion »...
Je suis l'un d'eux, au service d'un Roi visionnaire, exigeant, ayant pour son petit pays de grands projets... trop grands peut-être...
Toujours est-il qu'il m'a donné une mission : celle de m'emparer des plans de votre dirigeable, et si possible même de le lui ramener... »« Je suis déçue, Monsieur Jolivet... Au-delà de ce que vous pouvez imaginer ! Comment avez-vous pu... » Les traits de Lady Chapillon, tirés par la fatigue, marquaient une profonde tristesse.
« Je le conçois Madame, vous avez été trompée... Mais vous n'imaginez pas combien il fut dur pour moi de conserver jusqu'à aujourd'hui ce lourd secret... Tant de fois j'ai failli tout vous révéler... au risque de me faire débarquer en plein vol...!
Vous remarquerez que, si je me suis bien introduit ici sans y être invité, je n'ai touché aucun document, aucun objet précieux, et que votre coffre est resté hermétiquement clos... Le fait que je sois toujours vivant en témoigne, car un coffre-fort installé par feu Ensor Chapillon, s'il n'est pas inviolable, ne permet pas à son cambrioleur de jouir de son larcin ! »
« Vous en savez des choses, Monsieur ! Les Services secrets de Léopold II sont bien renseignés, à ce que je vois ! »
« Non pas, Madame... Il se fait que je sais sur votre père bien des détails... que vous même sans doute ignorez... »La Capitaine sentit le rouge de la colère lui monter aux joues :
« Mais c'est cela, allez-y, salissez la mémoire de mon père à présent ! Vous n'avez pas fait déjà suffisamment de dégâts comme cela ? »« Ne vous laissez pas égarer par les apparences, ce que je veux vous dire, c'est que, plus encore que d'être un scientifique de talent et un inventeur de génie, Lord Chapillon était un homme de cœur, l'un de ces êtres trop rares qui n'hésitent pas une seconde à se sacrifier pour leurs amis les plus chers...
Madame... ceci vous dit-il quelque chose ? »L'homme tendait à Lady Chapillon un fragment d'une photographie assez ancienne...
par Antoine Jolivet, sur FlickrA cette vue, l'attitude de la Capitaine changea du tout au tout, sa colère retomba d'un coup.
« Mais... comment est-ce possible... Cette photo serait-elle... ? »Et, comme par réflexe, elle tira de son tiroir un petit cadre en argent qu'elle ouvrit... Il contenait lui-aussi un fragment de photographie
par Antoine Jolivet, sur FlickrLe pseudo-journaliste reprit :
« Il y a de cela vingt-six ans, un jeune homme écervelé fut envoyé en Angleterre pour y étudier l'art et la science des métaux... Dans un laboratoire très coté, il fit la connaissance d'un trio de jeunes gens plus prometteurs les uns que les autres... Chacun d'eux devait devenir dans sa partie l'un des plus grand ingénieurs de son temps... Durant l'année que ce jeune homme passa à Londres, se déroulèrent des faits trop graves et trop complexes pour pouvoir vous les résumer ici... Sachez simplement que, à tour de rôle, chacun de ces jeunes hommes risqua sa vie pour sauver celle d'un autre... et à la fin d'une aventure, par bien des aspects, épouvantable, tous quatre sauvèrent l'Angleterre, son peuple et sa Reine ! »Lady Chapillon s'assit.
« Ainsi... vous connaissiez mon père, Monsieur ? »« J'ai eu cet immense honneur, oui, Madame. Et plus encore, car c'est grâce à lui que je puis encore aujourd'hui vous parler... il m'a sauvé d'une mort atroce, et ce geste, je ne l'oublierai jamais !
Aussi, Madame, pour la seule et unique fois de sa carrière, Antoine Jolivet va désobéir à son illustre patron... Je ne ramènerai rien à Sa Majesté... Je refuse que l'œuvre d'Ensor devienne un instrument de pouvoir ou de guerre, ou qu'elle tombe en d'autres mains que les vôtres. Vous seule avez le droit, et j'ose ici le dire, la force et les capacités nécessaires pour dompter la Fée Mécanique et en faire un instrument de paix ! Tonton Léopold peut bien aller se brosser, à partir d'aujourd'hui, je ne lui appartient plus ! »La capitaine regardait pensivement les deux morceaux de photographie... Sans avoir l'air de prêter attention aux paroles du Belge, elle demanda doucement :
« Vous m'avez parlé d'un trio... Qui donc étaient les deux autres ? Les connaîtrais-je ? »Antoine sourit.
« Madame, ce meuble qui appartenait à votre père n'a pas, je crois, livré tous ses secrets... Si vous étendez votre main gauche, là , sous le tiroir, vous sentirez comme un nœud dans le bois... ça y est ? Bien, pressez-le, deux fois, fortement... »Lady Chapillon, interloquée, s'exécuta... Un déclic se fit entendre, suivi d'un léger glissement... un fin tiroir secret venait de s'ouvrir.
Elle en sortit une lettre, dont l'adresse lui fit verser une larme. Sous l'enveloppe se trouvait une photographie, complète cette fois, représentant un groupe d'hommes.
par Antoine Jolivet, sur FlickrAntoine lisait sur le visage de la Capitaine le travail douloureux que la mémoire et l'intelligence s'efforçaient de faire pour imaginer ce qu'avait été la vie de ces hommes avant sa naissance... Finalement, elle tourna son regard apaisé vers l'espion...
« Madame, si vous le désirez, et encore une fois, l'ignoble comédie à laquelle je fus obligé de me livrer vous y autorise, vous pouvez me faire arrêter, mettre à mort, ou me chasser sans autre procès, j'accepte d'avance votre sentence.
Toutefois, si vous acceptiez de pardonner à celui qui n'oublia jamais l'amitié que lui porta votre père, souffrez que je vous offre ici mes services. Jamais vous n'aurez à douter de ma loyauté ni de mon dévouement ! »